Chromolithographie sur papier représentant la ville de Chicago en 1820.
Image de la Chicago Lithographing Company

William Cronon, Nature et récits : Essais d'histoire environnementale

Introduction

Reconnu comme un grand historien de l’environnement, William Cronon occupe la chaire F. J. Turner en histoire, géographie et études environnementales à l’université Wisconsin-Madison. De renommée mondiale, il s’impose comme une autorité dans son domaine. À travers deux oeuvres majeures, Changes in the Land : Indians, Colonists, and the Ecology of New England (1983) et Nature’s Metropolis : Chicago and the Great West (1991), Cronon n’élabore pas seulement une histoire des rapports de l’humain à son environnement : l’histoire environnementale s’est constituée dans le refus de cette simple perspective, il s’agit plutôt de contraster les concepts de culture et de « nature ». Aujourd’hui, son travail va plus loin, Cronon s’étant engagé dans la longue écriture d’une histoire environnementale totale de la ville de Portage dans le Wisconsin.

Le premier livre aborde la question d’une confrontation entre deux modèles écologiques portés par deux groupes humains différents, amérindiens et colons européens, dans la Nouvelle Angleterre du XVIIe siècle. Les représentations environnementales divergent, les sociétés amériendiennes s’intégrent au concept de « nature » alors que les colons s’en différencient, cherchent à la dominer et la modifient en fonction de besoins propres à leur culture. Il y a rupture dans la forme des relations écologiques, c’est le choc et la rupture. Ce type de conflictualité occasionne la construction et la déconstruction de nombreux discours, histoires et récits autour de l’environnement et de la nature en fonction des points de vue.

Nature’s Metropolis, quant à lui, détaille l’évolution d’un centre urbain par rapport à son environnement distant, mettant en lumière le rôle de la ville dans l’exploitation des ressources et sa structuration des rapports entre humains exploitants et « nature » exploitée.

Le recueil d’articles Nature et récits fait écho à ces deux ouvrages. Les articles sélectionnés dans celui-ci, bien qu’ils soient pour la plupart postérieurs, sont conçus parallèlement aux livres et posent les bases intellectuelles de l’oeuvre de Cronon. Ce sont en eux-mêmes des textes fondamentaux pour ceux et celles qui cherchent à aborder les questions d’histoire environnementale. Les articles regroupent les interrogations centrales que sont la définition du « sauvage » et de la « nature » sous le terme anglo-saxon de « wilderness », de la construction d’une entité nationale à travers les relations à l’environnement, de la constitution des groupes humains dotés d’outils intellectuels et techniques, ainsi qu’une réflexion sur le rôle de l’historien·ne et sa responsabilité face aux questions environnementales contemporaines de nos sociétés. Le recueil est construit aux fils de ces thématiques en articulant les articles les uns avec les autres. Ils se croisent, se joignent et se répondent pour exposer au mieux la construction empirique de la pensée de Cronon.

Une histoire de récits

Questionner les récits, c’est questionner l’écriture de l’histoire. La construction des récits et des représentations de la nature est contaminée par l’agrégat d’une idéologie narrative, consciente ou non, d’une subjectivisation des réalités et de certains oublis. L’historien·ne doit travailler en équilibre entre des expériences humaines dont les rapports à l’environnement sont complexes et d’origine culturelle et une volonté d’édifier des connaissances scientifiques à partir de ces matériaux particuliers.

Pour Cronon, les entités biologiques, c’est-à-dire la faune et la flore (ou de manière plus globale, paysages et écosystèmes), s’inscrivent dans des réseaux de significations culturelles, de normes et de valeurs servant les différentes représentations humaines. Parce que la « nature » ne raconte pas d’histoire et seuls les groupes humains sont amenés à le faire. La pluralité humaine impose la pluralité des discours. Cependant les récits des rapports entre humain·ne·s et environnement de beaucoup d’historiens européens ou « euro-américain » suivent souvent des formes précises.

Deux schémas en ressortent, l’un « décliniste » où la nature périclite, l’autre où le progrès impose la domination de « l’homme » sur la « nature », dans une vision patriarcale où celle-ci, entité féminine, est assujettie. Ces récits caractérisent des conflits sociaux et extra-sociaux.

Déconstruire la wilderness

Sur la base de l’article « Le problème de la wilderness ou le retour vers une mauvaise nature » intégré dans le recueil, Cronon établit une thèse visant à repenser le « sauvage ». La wilderness, pilier de l’environnementalisme états-unien est un terme traduisant l’idée d’une « nature vierge et sauvage ». Cependant pour l’historien, ce n’est pas une « nature originelle » épargnée de la destruction apportée par la société euro-américaine (qui, comme j’ai pu l’évoquer, est aussi une vision patriarcale, même si Cronon ne l’intègre pas à son analyse), mais un prisme de facture humaine, produit de la construction de celle-ci en tant que modèle civilisationnel.

Cette thèse de la dépendance de la notion de « nature » à la forme que prend la culture est longtemps restée un objet de débats tant elle rend caduques les travaux des historien·ne·s de l’environnement de la première génération. En intégrant la « nature » comme construction culturelle, l’histoire environnementale ne perd rien de sa matérialité primaire, mais elle rend sa réalisation plus complexe. En tant que culturelle, la notion de « nature » et les récits qui en découlent peuvent alors s’envisager en fonction des rapports de classes, de genres et de races. Classifier les espaces entre catégories naturelles et artificielles ne tient plus et l’hybridation est de rigueur. C’est le rapport de forces entre groupes humains dominés et groupes humains dominants qui construit les espaces idéalisés comme appartenant à la wilderness.

L’historien·ne, en analysant les dynamiques complexes y attenant, fait disparaître les frontières qui séparent le naturel du culturel. Cela permet à Cronon de revisiter des espaces « naturels », siège de la wilderness, sous le regard outillé de l’historien de l’environnement. L’article « L’énigme des îles des Apôtres. Comment gère-t-on une wilderness chargée d’histoires humaines ? », présent dans le receuil, en est l’illustration. Avec un passif humain, résultat de traces de présences et de modifications de l’environnement, l’espace est pourtant construit récemment sous l’égide de la wilderness. Cette construction culturelle répond alors à une demande de la société, notamment des élites bourgeoises (ou par imitation de classe, les populations matériellement plus précaires), urbaines et pratiquant le tourisme, ayant culturellement intégré le concept de wilderness.

La frontier de F. J. Turner

À travers l’article « Revisiter la frontière disparue : l’héritage de Frederick Jackson Turner », la thèse de l’historien états-uniens du XIXe et début du XXe siècle (1861-1932) est savamment critiquée par Cronon. Malgré une construction historique propre au « roman national », Turner aborde cependant la notion de frontier qui condense en elle-même une certaine représentation du rapport à l’environnement.

Confronter à la wilerness, les colons euro-américains se sont « dépouillés » de la civilisation européenne pour se renouveler dans la conquête de territoires « vierges ». Ils auraient alors redécouvert le processus civilisationel au contact de la « frontière » pour forger la nation états-unienne individualiste, pragmatique et égalitaire avec la sueur, le sang et la hache. La démocratie états-unienne prendrait racine dans une conquête de longue durée, depuis la côte Est et jusqu’à la côte Ouest du continent nord américain. L’hypothèse est teintée d’évolutionnisme, dans la continuité des thèses de Charles Darwin (1809-1882) en sciences naturelles (biologie notamment). Comme s’il y avait une gradation de la civilisation caractérisée par des lois fondamentales à l’image de la sélection naturelle darwinienne. Ce concept de frontier est surtout un moyen d’instaurer des mythes fondateurs structurant l’identité nationale états-unienne. La « nature », et notamment sous son habit de wilderness, est avant tout un répertoire symbolique et un faire-valoir pour définir les être humains par rapport à « elle ».

Malgré les critiques, l’oeuvre de Turner s’inscrivant dans le contexte de la montée des nationalismes (Printemps des peuples en Europe), Cronon retient cependant que l’histoire des États-Unis reste centrée sur cette idée de « frontière » et d’assimilation progressive de nouveaux espaces traduisant une certaine forme d’interraction fondamentale entre les colons et le paysage. Il s’agit de penser l’articulation du social avec la « nature ». Cronon conserve l’idée turnerienne d’une société qui se construit à l’épreuve de cette articulation et déploie trois niveaux d’analyses.

Premièrement la dialectique de l’abondance et de la rareté intervient tant sur le plan matériel que symbolique. Il y a une différenciation culturelle de celle-ci en fonction des sociétés (comme on a pu le voir entre amérindiens et colons euro-américains en Nouvelle Angleterre). Ces schémas déterminent les ressources et leur degré d’exploitation. C’est un renvoi à certains modes de production et de distribution adoptés par les sociétés. Et en fonction de celui choisi, il y a génération de stratifications et de conflictualités sociales prédéfinies par l’accès à la « nature », à ses ressources et à leur transformation.

Ensuite, l’article « Habiter le paysage : les traditions environnementales dans le Wisconsin » expose une fragmentation régionale de la « frontière » en espaces spécifiques où les dynamiques sociales et environnementales fluctuent, où les identités humaines divergent. Le cadre régional n’a pas pour Cronon valeur d’explication et ne traduit pas une réalité objective qui dicterait les relations humaines à l’environnement, mais plutôt une construction historique. Il ne s’agit pourtant pas de blocs que l’on peut étudier comme des ensembles. Ces espaces sont en relation avec d’autres et ne peuvent pas être pensés autrement qu’à travers des interractions économiques, culturelles et écologiques mises en réseau. Le régional s’articule dans le global.

Le troisième niveau aborde le « sens du lieu », une thématique chère à Cronon. Chaque communauté humaine s’attache à un espace plus ou moins vaste devenant le support de représentations et de valeurs sur l’idée de « nature ». Les individus s’orientent alors moralement par rapport à leur milieu. Les communautés se construisent en fonction de leur rapport à la wilderness. Celui-ci traduit la découverte d’une certaine extériorité du social où se construit le sens de la peur, de l’enjeu et de la mort au travers d’une lutte contre la « nature » qui fabrique l’humanité de chacun·e. Rencontrer la « nature » c’est aussi se faire une idée de l’autre et de l’alterité. Il y a un échange permanent entre la « nature », la communauté et les individus, fabrique d’histoires, vécues et racontées, qui donnent le « sens du lieu » habité.

L’histoire environnementale comme enjeu de société

Lire les livres ou assister aux cours de Cronon peut être démoralisant et nous pousser à croire en un certain fatalisme historique où la « nature » telle que nous l’envisageons se délite par nos propres mains. Il faut pourtant prendre en compte les relations entre les groupes humains et cette « nature » à travers l’histoire dans ce qu’elles ont de dramatique mais aussi de « positif ». Chercher à comprendre et restituer un passé « peu glorieux » peut être difficilement supportable, moralement parlant. C’est pourtant là le départ pour envisager les solutions futures aux problématiques présentes. Et c’est tout cela que Cronon s’applique à exposer dans le dernier article du recueil, « De l’utilité de l’histoire environnementale ».

Se revendiquant d’un écologisme politique, Cronon cherche à donner une utilité sociale et politique à son travail d’historien environnementaliste malgré les instrumentalisations potentielles des élites cherchant à protéger leurs intérêts. Si certaines formes de sociétés sont destructrices quant à leur rapport à la « nature », ce n’est pas généralisable et figé dans le temps. Une coexistence avec la « nature » est possible et désirable. Cronon défend cette vision à travers toute son oeuvre. Sa vision de l’écologie politique n’est pas anti-humaniste, bien au contraire. L’intégration de la notion de « nature » à l’ensemble culturel donne à son travail une tonalité optimiste et pointe du doigt, sans forcément les nommer, les formes de dominations sociales systémiques qui sont à l’oeuvre contre les sphères sociales et environnementales.

La montée en puissance de l’histoire environnementale est parallèle avec la pertinence toujours accrue des questions environnementales dans nos sociétés. L’oeuvre de Cronon et, plus généralement, l’histoire environnementale devrait nous amener à rejeter ce pessimisme d’une « nature sauvage » à jamais perdue. Parce que celle-ci, par son caractère de construction culturelle, n’a jamais vraiment existé et n’existera sans doute jamais.

Conclusion

Nature et récits est avant tout un ouvrage exposant les méthodes et les origines de l’histoire environnementale telle que la pratique Cronon. C’est une manière d’envisager la discipline historique sous un nouvel angle, en phase avec les enjeux contemporains. Comprendre les échanges entre les groupes humains et la « nature », dans toute leur complexité est au coeur de la rédaction de l’histoire environnementale. Il est cependant inenvisageable de la composer sans prendre en compte la dimension culturelle de la notion de « nature » et de l’influence que cela peut avoir sur l’évolution des sociétés sous toutes leurs facettes. Il ne faut pourtant pas prendre ce recueil comme une boîte à outils clef en main, machine à fabriquer de l’histoire environnementale, mais comme une base pour réfléchir à sa pratique. De plus, le travail de Cronon reste lacunaire tant sur le plan géographique que temporel, bien trop limité et n’abordant de fait qu’une infime partie des questionnements que l’historien·ne doit se poser pour écrire l’histoire à tous les niveaux. Difficile pour un·e historien·ne de l’Antiquité grecque d’appliquer les grilles de lecture d’un historien de l’époque contemporaine des États-Unis pour son propre champs d’étude.

Malgré cela, on ne peut pas dire que Cronon n’ouvre pas la voie pour repenser notre façon d’écrire l’histoire.

Le livre sur le site de l’éditeur.